J'irai danser sur la tombe de Senghor
« J’irai danser sur la tombe de Senghor séduit aussi par l’art subtil avec lequel l’auteur recrée le contexte socioculturel et l’atmosphère politique, de façon à rendre ses personnages et ses intrigues crédibles. » - Étienne-Marie Lassi (revue Liaison # 167 Printemps 2015, p. 55)
J'irai danser sur la tombe de Senghor (Éditions L'Interligne, Ottawa, 464 pages, 27,95 CAD). Sortie en librairie : 22 octobre 2014 (Canada). Il est possible de commander de l'extérieur du Canada. |
C'était il y a quarante ans.
Kinshasa, 30 octobre 1974. Lui avait trente-deux piges. Son adversaire, George Edward Forman, une montagne de muscles au regard froid comme la lame d'une guillotine, vingt-sept. Sous le ciel étoilé d'une nuit tropicale, le choc tant attendu. Un combat de boxe comme il n'y en eût guère auparavant, comme il n'y en aura sans doute plus jamais dans l’Histoire.
C'est Don King, le très excentrique promoteur au passé sulfureux, qui trouve la formule qui fera mouche et traversera la planète telle une onde de choc : « The Rumble in the Jungle ». Tremblements dans la jungle. Il n'y a pas de jungle au Zaïre ? Que les hôtes africains se débrouillent. Pour les francophones, de Kin-la-belle à Port-au-Prince en passant par Paris, ça sera « le combat du siècle ».
Mohamed Ali, déchu de son titre de champion du monde de boxe des poids lourds en 1967 pour avoir refusé de s'engager dans la guerre lancée sous Eisenhower contre le Nord-Viêtnam, veut sa revanche. L'homme à battre vient du Texas, se fait appeler Big George et celui qui l'enverra dans les cordes n'est, croit-on savoir, pas encore né. George Foreman ne cogne pas : il liquide. Il ne gagne pas : il triomphe. En moins de cinq rounds. Un rituel. C'est qu'il n'a pas de temps perdre sur un ring. C'est un homme pressé.
Ali, boma yé !
Dans Kinshasa en ébullition, la magie de celui qui fréquente la Nation de l'Islam opère mieux que celle d'un gourou sur une légion de fidèles. Un slogan fait vibrer la capitale sur laquelle le soleil ne se couche jamais, scandé jusqu'à l'hystérie aussitôt que l'ombre du disciple de Malcolm X se dessine dans la rue où le futur champion fait son jogging : « Ali, boma yé ! ». Achève-le. Le peuple, qui n'a pu résister à l'arme de séduction massive déployée par le militant de la cause noire, veut plus qu'une victoire. Il exige l'anéantissement de celui que son idole n'a pas hésité à présenter comme « un colon belge ». C'est à peine si Ali ne se réclame pas de la doctrine de « l'authenticité » chère au parti unique, le tout-puissant Mouvement Populaire de la Révolution créé par l'homme à la toque de léopard. Malcolm X et Mobutu Sese Seko, même combat ?
Le dictateur, qui avait rebaptisé le Congo en Zaïre en 1971, a eu la grand-messe universelle dont il rêvait. Vingt millions de dollars américains versés à l'ineffable Don King et l'affaire a été réglée en un tour de main. Après la déculottée de son équipe nationale humiliée à peine trois mois plus tôt en Allemagne à l'occasion de la Coupe du Monde de la FIFA, Mohamed Ali lui permet de sauver la face. Il lui offre sur un plateau de quoi redonner à ce peuple qui paye de son sang la folie des grandeurs du chef, de quoi s'amuser. De quoi oublier, le temps d'un duel entre deux gladiateurs plus vrais que nature, la chape de plomb qui l'écrase. L'Histoire retiendra, juge l’homme de la rue, qu'un certain 30 octobre 1974, au Stade du 20-Mai de Kinshasa, Mohamed Ali réinventa le noble art et accéda au rang d’Immortel.
Quarante nuances de folie noire
Dans la mémoire collective des ex-Zaïrois, y compris ceux de ma génération qui n'ont pas connu l'alliance Ali-Mobutu, « le combat du siècle » évoque le paradis perdu, le bon vieux temps.
C'est contre la mémoire sélective d'un peuple désabusé que s'inscrit J'irai danser sur la tombe de Senghor. On y suit le destin de Modéro, la vingtaine, danseur et chanteur hors pair qui quitte son village avec le rêve pour le moins osé de se joindre au mythique Zaïko Langa-Langa de Kinshasa, avant de se retrouver malgré lui dans les coulisses de l'organisation du « combat du siècle ». On y découvre l'envers du décor d'un caprice de dictateur mystificateur, désormais engagé dans une course contre la démesure. Je laisse mon narrateur dévoiler au lecteur ce qu'Hollywood n'aurait pu lui livrer à travers le documentaire When we were Kings de Leon Gast (1996) ou à travers Ali (2001), le film qui met en vedette Will Smith et Jamie Foxx.
Quarante ans plus tard, le match (fictif) au sommet pour le statut du « nombril du monde noir » entre Mobutu le soldat et Senghor le poète n'est qu'une des quarante nuances d'une page d'histoire qui en dit beaucoup sur les vrais leurres et les fausses lueurs d'une Afrique postcoloniale piégée par ses pères-fondateurs. Car au pays de la rumba, nous révèle Modéro, un combat peut en cacher un autre.